samedi 7 février 2015

Sommes-nous des artistes ?

"Pourquoi l'origami n'est pas (encore) un art", ainsi s'intitulait la conférence que Victor Coeurjoly a présenté à Lyon. Une conférence légèrement provocatrice, assez amusante et finalement très intéressante. On en aura plusieurs fois débattu sur le forum francophone, d'ailleurs.
On a tous plus ou moins une idée de ce qu'est l'art, mais définir cela concrètement est assez complexe, et pour avoir eu des cours de philosophie sur le sujet, je sais de quoi je parle. Je préfère donc partir de l'angle inverse : analyser le cas de l'origami pour avoir une idée (un peu) plus précise de ce qu'est réellement l'art.

Je vais donc reprendre certaines problématiques évoquées par Victor Cœurjoly, et y ajouter mon point de vue.

1) L'image

Pour considérer que l'origami est un art, encore faut-il cette reconnaissance du public. Et à ce niveau-là c'est pas gagné.

• Jugé comme puéril d'une part, car on l'associe souvent aux avions en papier et compagnie. C'est d'ailleurs une idée reçue qui ne concerne pas uniquement l'origami, mais l'ensemble des loisirs créatifs en général voire à certains arts et artisanats (poterie…) ou encore au monde ludique (c'est à dire jeux de société, jeux de rôle ou jeux vidéos). A croire que les adultes ne savent pas s'amuser.

• On parle aussi d'autisme, au sens figuré. Comme les constructions d'allumettes de ce cher François Pignon, l'origami est un loisir de patience, un peu solitaire, avec une certaine complexité qui donne l'impression que finalement, nous plieurs, sommes tous un peu des kékés, à brandir avec fierté nos pliages complexes qui nous ont prit du temps. Bizarrement, ce point n'est pas incompatible avec le précédent : le kéké autiste est de nature puérile (François Pignon, encore !)

• Enfin, l'origami est sans cesse associé à la légende japonaise, ce qui n'est pas un mal en soi, mais ne contribue pas à le moderniser non plus. Certes l'origami est ancré dans la culture japonaise, mais n'est pas l'apanage des "grands maîtres japonais". Les gens aiment bien les histoires, ce côté exotique fascinant, mais souvent en décalage avec la réalité des choses. On doit beaucoup au japon (et à la chine en fait), mais depuis, le pliage de papier a contaminé le monde entier.

2) Normes

Image de la conférence de Victor
L'origami, mine de rien, est soumis à de nombreuses règles plus ou moins strictes : le "no cut no glue", le carré de départ, la recherche de précision absolue…
Beaucoup de modèles sont construits… et bien justement selon un modèle, tel que le box-pleating (exemple sur l'image). 
Avec la technique complexe de circle-packing que propose Lang, on est confronté à un processus de création extrêmement codifié, normé. Bref l'origami est soumit à des principes très techniques, mathématiques, comme si la création était le travail d'une machine.
D'ailleurs, les modèles d'origami créés par des machines… ça existe déjà !


Ce lapin a été créé au moyen d'un logiciel de création 3D de modèles d'origami. Le crease pattern de ce modèle est tout simplement ahurissant : voir ici. Son auteur se nomme Tomohiro Tachi. Mais l'auteur de quoi au fait ? Du modèle où du logiciel qui l'a créé ?

Bref, c'est bien beau tout ce que fait la technique, mais on en perd la dimension humaine, donc artistique.

Tous ces points bien sûr, sont à relativiser. Norme et contrainte sont deux notions différentes.
Par exemple, la norme du carré de départ est surtout une facilité technique. En se contraignant de plier dans ce format-là, on s'affranchit justement de certaines contraintes : il est beaucoup plus difficile de plier un modèle figuratif à partir d'un rond. Donc en se contraignant, on s'offre finalement plus de liberté (il y a une dissertation de philo à faire là-dessus).
De plus, les choses évoluent : de plus en plus de créateurs plient à partir d'un rectangle ou une bandelette, par exemple. Neal Elias l'a souvent fait, Gachepapier le fait encore.

L'origami est codifié, mais ce n'est pas cela qui lui enlève tout le caractère artistique. C'est même une caractéristique récurrente à l'art que d'évoluer dans le temps en s'affranchissant des normes.
Le théâtre classique était soumit à la règle des trois unités. Une règle qui existait pour répondre à des besoins de cohérence dans la narration, mais qui finalement a été contestée par des auteurs comme Pierre Corneille ou Victor Hugo.
De même, la musique savante a elle-même évoluée avec ses règles. Les Préludes et Fugues de Bach sont basés sur une structure très normée.

 3) Valeur matérielle, valeur de l'idée

Nos modèles sont tous issus d'un matériau "misérable" : le papier. Pouvoir sortir quelque chose à partir d'un bout de papier est fascinant, mais pas très prestigieux. Cette capacité de faire des merveilles à partir de presque rien rapproche l'origami des arts de rue (cirque, théâtre), mais -et on en revient à la question de l'image- le rend peu crédible comparé aux "beaux-arts" tel la sculpture, la peinture, etc.
Sans compter que notre matériau, tel quel, est éphémère, ce qui est un obstacle pour la vente des œuvres. 

Pire encore, l'origami est reproductible. Un modèle unique, non diagrammé, a beaucoup plus de valeur qu'un modèle diagrammé, donc que l'on peut faire soi-même. Mais j'en parle plus en détail juste après.

C'est à mon sens un reproche peu pertinent : la valeur d'un travail artistique n'est pas matérielle, la réelle valeur est la valeur de l'idée, du cheminement de l'artiste.

4) Art et Artisanat


Les points soulevés précédemment nous amènent à deux constats sur la nature artistique de l'origami, en partant toujours du principe qu'il s'agisse d'un art :
- Un art plastique, comme la sculpture.
- Un art allographique, comme la musique.

Le terme "art allographique" désigne l'art dans sa possibilité de matérialisation/reproduction. Le diagramme, tel la partition, sert d'intermédiaire.
Le problème, c'est qu'entre art allographique et artisanat, la frontière est ténue. Qu'est-ce qui différencie l'origamiste qui exécute un diagramme du potier qui fait son vase selon un processus défini, du boulanger qui suit sa recette ?
(D'ailleurs, certains pensent que la cuisine est un art. Pour ma part, j'en sais foutrement rien, mais j'y répondrai le jour où je tiendrai un blog "Samy cuisine" :P).

Là on entre dans un sujet particulièrement casse-gueule ! D'ailleurs, pour le statut juridique de l'origami, c'est un vrai bordel aussi.
A mon avis, il n'y a qu'une seule chose qui sert d'indicateur entre l'artistique et l'artisanal : l'interprétation.

On qualifie souvent le pianiste interprète d'artiste, peut-on en faire de même pour l'origamiste interprète ? Je pense que oui, mais on peut juger la qualité de l'interprétation, à partir de deux axes qui s'opposent mais qui pourtant sont complémentaires :

- La compréhension de l'œuvre : ce qui revient souvent à interpréter dans le sens voulu par l'artiste original, le caractère qu'il a voulu lui donner.
- La liberté d'interprétation :  la capacité d'apporter sa touche personnelle, de changer sans involontairement dénaturer.

La valeur artistique de l'interprétation se caractérise aussi par la difficulté de compréhension, la nécessité de "clés de lectures".
Je pense donc que si l'objet permet l'interprétation, il a une valeur artistique.

5) Expression vs. Réalisme 

Nature morte - Gabriel Klein
Bon là on entre peut-être dans le vif du sujet (enfin, allez-vous me dire !). Nous disions donc, interprétation. Parlons à présent de création.
Les créateurs en origami, depuis les années 80, se sont souvent contenté d'imiter la réalité, de la copier. Un peu comme du dessin d'observation… c'est joli, mais où est l'expression ?
Qu'est-ce qu'il exprime, John Montroll avec sa collection d'animaux en origami, simples et réalistes. Est-il un artiste ou un concepteur ?
Victor Coeurjoly actuellement cherche l'expression au détriment de la "conception réaliste". Ça n'était pas toujours le cas. 
En quelques temps, il est passé de ça :

Avion - Victor Coeurjoly

à ça :
Ménélas - Victor Coeurjoly

Vous êtes paumés ? Normal, je le suis un peu aussi.
D'après les différentes réflexions menées, l'origami peut être à la fois :
- Représentation de la réalité (recherche de réalisme => travail de concepteur. Exemple de l'avion)
- Interprétation de la réalité (non-recherche de réalisme, représentation personnelle selon la sensibilité de l'artiste)
- Support d'expression (Vecteur d'idée, l'artiste cherche à s'exprimer. Exemple du "Ménélas").

Dans tous les cas, la technique utilisée pour concrétiser l'idée, fait partie intégrante de la démarche artistique (dans le photo ci-dessus, le froissage). Et la maîtrise de la technique permet la libération artistique.

Ma conclusion :

L'art c'est un vrai casse-tête. Je pensais écrire un petit billet d'humeur, comme ça, mais ça s'est finalement transformé en pavé écrit sur plusieurs jours. Et encore, il y a moyen de développer largement plus. Mais avec l'origami, plus encore depuis que Victor a donné sa conférence, j'ai l'impression d'assister à la naissance, ou plutôt à l'affirmation d'un art. Tout simplement… et bien car ce genre de débat existe ! Les plieurs acharnés échangent leurs idées, leurs point de vue. Les origamistes innovent, recherchent, se questionnent, définissent et brisent les codes. L'origami est en constante évolution.
La particularité de l'origami, c'est que plus que pour les autres arts plastiques, il faut une maîtrise technique vraiment solide avant de réussir à concrétiser nos idées en modèles de papier. Ce point rapproche de nouveau l'origami à la musique. C'est sans doute ça qui fait que nous plieurs, plions sans cesse des animaux et autres modèles figuratifs qui sont certes assez jolis, assez réalistes, mais qui ne racontent et n'expriment souvent pas grand chose. La prochaine marche est difficile à franchir, mais des gus comme Coeurjoly, dans leur démarche progressiste, nous prouvent qu'elle n'est pas inatteignable.

Toutefois, l'art n'est pas que création : il est aussi réflexion, et interprétation.

4 commentaires:

  1. Pour moi, il y a art, si il y a émotions et beauté...
    Mais l'origami n'est il pas avant tout un art de vivre?
    ;-)

    Pitof

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    1. Pour moi cette définition est déjà convaincante. Le beau peut aussi résider dans l'imperfection et la laideur. Mais il me semble important de parler de toute la démarche derrière cette recherche esthétique. Pour l'art de vivre… et bien pour moi le concept est assez vague, je ne vois pas trop où ça mène !

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  2. C’est une bonne idée de relancer cette réflexion ! En plus ton exposé est très clair.

    Je voudrais juste réagir sur la question de la Norme : c’est le point que j’avais trouvé le moins convaincant dans la conférence (effectivement très intéressante) de Coeurjoly. A mon avis, pour y comprendre quelque chose, il faut éviter de confondre « norme », « contraintes », « complexité ».

    D’abord entre Norme et Contrainte. On est d’accord, l’origami repose sur des contraintes, mais comme tu l’as dit, une contrainte n’est pas une norme ! C’est plutôt un encouragement à la créativité (en plus des exemples que tu cites, pensons à l’OULIPO, dont l’existence est justifiée par ce raisonnement).

    Ensuite, entre Contrainte et Complexité : je pense que les modèles qui expriment le mieux les contraintes de départ ne sont pas les modèles ultra complexes, comme ceux en box pleating, mais au contraire, les modèles les plus simples et les plus géométriques, comme ceux de Jun Maekawa. N’importe quel créateur sait qu’il est en fait beaucoup plus difficile d’obtenir un modèle relativement simple mais parfaitement agencé qu’un modèle avec beaucoup de pointes en box pleating (la difficulté de création étant inverse à celle du pliage).

    A partir de là, on peut se poser des questions. Faut-il abandonner le format carré pour des triangles, rectangles, ronds, etc. ? C’est ce que proposait Victor Coeurjoly. De mon côté, j’ai l’impression que l’origami prend tout son sens justement quand le pliage parvient à exprimer les contraintes d’où il est issu. A côté de l’idée de beauté, liée au résultat final, il y aurait une autre dimension esthétique (pureté ? honnêteté ?) liée au processus de pliage. Cette dimension existe d’ailleurs dans d’autres disciplines : voir la différence entre une « belle » démonstration en math et une démonstration laborieuse, voir le critère d’honnêteté en architecture (Ruskin), etc. Donc à mon avis, en abandonnant le format de départ, on laisse tomber l’ « esprit de l’origami ».

    Dans sa conférence, Victor Coeurjoly s’est sans cesse référé aux autres arts (peinture, sculpture, etc.) en disant qu’il fallait s’en inspirer pour que l’origami deviennent un art. Est-ce que ce n’est justement pas ça, une vision normée ? Est-ce qu’une discipline ne devient pas au contraire un art quand elle atteint sa propre essence, son « esprit », et ne la tire plus de l’extérieur ? Ce sont de vraies questions.

    Kaze

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    1. Tu fais bien de souligner la différence entre norme et contrainte !
      Ce que tu dis par après me fait penser au boulot de Roman Diaz, qui réfléchit énormément à l'élégance de conception dans ses modèles. Mais pour moi ça revient vraiment à l'idée de conception : simplifier la production de l'œuvre tout en respectant le cahier des charges imposé. Pour moi ça ne représente pas tout à fait l'idée de l'art, mais ça n'en est pas incompatible non plus. Ton dernier paragraphe est une réponse possible à cette opposition concepteur/artiste !

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